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Nourrir le méthaniseur, un casse-tête agricole


 Factuel.Info le 15 janvier 2021


Dans leur méthaniseur, les agriculteurs recyclent effluents, résidus agricoles et autres déchets, mais réservent aussi certaines cultures à la production de gaz, quitte à détourner l’agriculture de son rôle traditionnel. Les projets se concentrent aujourd’hui sur des méthaniseurs à injections, qui envoient directement le gaz dans les canalisations, ce qui demande beaucoup plus de matières que les méthaniseurs en cogénérations, plus petits et qui transforment le gaz en chaleur et en électricité. Le « digestat » qui résulte de la méthanisation est ensuite utilisé comme engrais. Ce processus, une fois encore, divise, et certains cas de pollutions sont soupçonnés.

À Augicourt, Maxime Sirodot, au volant de son tractopelle, verse du fumier dans les cuves à l’entrée son unité de méthanisation. Celles-ci reçoivent environ 80 tonnes de déchets par jour. « Pour dimensionner un méthaniseur, on part de la matière à disposition dans la ferme », explique Clément Munier, spécialiste de la méthanisation à l’Ademe Bourgogne Franche-Comté. La taille des méthaniseurs est donc censée être adaptée à celle des exploitations. À They, Jean-Baptiste Devillairs entre une vingtaine de tonnes dans sa cuve chaque jour, comme Michaël Muhlematter, à Mollans. Mais tous les intrants n’ont pas le même potentiel méthanogène : le fumier permettra de capter moins de gaz que les déchets d’une culture de seigle ou de maïs, ce qui limite la méthanisation à grande échelle dans des zones d’élevage comme l’AOC Comté.

Pour compenser ce déséquilibre parmi les gisements, les agriméthaniseurs se regroupent, ou font appel à des intrants extérieurs à leur exploitation. À They comme à Augicourt ou à Mollans, environ un quart des déchets envoyés dans les digesteurs proviennent d’agriculteurs voisins, de coopératives voire d’industries agroalimentaires. Mais dans les trois fermes, les agriculteurs tiennent à conserver une certaine autonomie. L’Ademe conseille en ce sens « de ne pas dépendre trop fortement des gisements extérieurs », d’autant plus si ceux-ci viennent de plusieurs kilomètres à la ronde. Jean-Baptiste Devillairs constate qu’il est aujourd’hui plus difficile de trouver des déchets extérieurs qu’il y a huit ans, lorsqu’il s’est lancé dans la méthanisation. En cause : la multiplication des unités, qui cherchent toutes de quoi nourrir leur digesteur.

Cultures intermédiaires et cultures dédiées : quand l’agriculture sert à produire de l’énergie


Pour être sûres d’avoir suffisamment d’intrants, certaines exploitations recourent également à des cultures dédiées et à des cultures intermédiaires à vocation énergétique (CIVE). Les cultures dédiées sont plantées uniquement pour remplir le méthaniseur. Les CIVE sont semées entre deux cultures et récoltées pour produire du gaz. « Nos agriculteurs partenaires y voient un intérêt économique », souligne Nicolas Mariotte à propos des CIVE, qui représentent la quasi-totalité des résidus de cultures utilisées dans le méthaniseur d’Augicourt. « Ils cultivent deux cultures là où auparavant ils n’en cultivaient qu’une seule, et ils nous la revendent. » L’intérêt est également écologique selon Sylvain Masnada, ingénieur d'affaires chez le constructeur Methalac, qui affirme que les cultures intermédiaires limitent l’érosion des sols due au labour entre deux cultures. Un argument contesté par certains adeptes de l’agriculture biologique, qui préfèrent ne pas récolter les cultures intermédiaires pour enrichir les sols, ou qui, comme Jean-Baptiste Devillairs, dédient ces cultures au fourrage des animaux.

Pour Isabelle Forgue, de la Chambre d’Agriculture du Doubs et du Territoire de Belfort, les CIVE ne sont d’ailleurs pas un gisement si fiable : « Ces cultures n’ont pas un rendement excellent, car elles ne sont pas plantées au moment le plus opportun de l’année. Et le réchauffement climatique n’arrange pas les choses », ajoute-t-elle. De son côté, l’Ademe de Bourgogne Franche-Comté met également en garde contre les cultures dédiées et les CIVE, qui ne doivent pas « concurrencer la production alimentaire ». « L’augmentation de la taille des installations de méthanisation apporte un risque à ce sujet », ajoute l’agence dans une analyse de février 2019.

Plus l’installation est grande, plus elle aura besoin d’intrants pour fonctionner à plein régime, et plus il sera tentant, voire nécessaire, de recourir à de telles cultures. C’est pourquoi l’Ademe a fixé des seuils : si un agriculteur veut bénéficier de ses subventions, 25 % au maximum de son énergie devra résulter de CIVE. Et dans les nouveaux projets, les CIVE devront représenter au maximum 30 % de la surface de l’exploitation. Ces deux critères, mis en place par la région Bourgogne Franche-Comté, sont plus restrictifs que la seule limite imposée par l’État, à savoir une part maximale de 15 % de cultures dédiées (celles-ci n’incluant d’ailleurs pas les CIVE), insérées dans le méthaniseurs.

La crainte de certains militants, sceptiques face à la méthanisation agricole, est de voir le rôle de l’agriculteur dénaturé. « Personnellement, ça ne me perturberait pas de consacrer 10 ou 20 % de mes cultures à la production de chaleur pour chauffer ma ferme », confie toutefois Michaël Muhlematter. À Augicourt, Maxime Sirodot et Nicolas Mariotte estiment que, dans un pays où l’on exporte une partie de la production céréalière, il n’est pas insensé de préserver des cultures pour produire une « énergie locale ». « C’est un choix de société », reprend Michaël Muhlematter, même si pour l’agriculteur de Mollans, dédier une exploitation entière à la production de gaz n’est pas souhaitable : « Il faut veiller à assurer notre sécurité alimentaire ».

L’incertitude des revenus dans le secteur agricole pousse cependant les agriculteurs à se tourner vers la production d’énergie, encouragés par l’État et les fournisseurs de gaz et d’électricité. À la recherche de plus de rentabilité, ils peuvent être tentés d’accroître la taille des unités. Ainsi, les capacités de production de certains méthaniseurs franc-comtois ont été revues à la hausse après quelques mois, ou années, de fonctionnement. Une augmentation qui peut conduire à un surdimensionnement de la production énergétique par rapport aux capacités de gisements, à l’augmentation de la taille des cheptels ou des cultures, ou à un recours plus élevé aux cultures dédiées ou aux CIVE.

Le digestat, fertilisant miracle ou poison pour les sols ?


À la Ferme bio de They comme sur le site d’Augigaz, une forte odeur s’échappe autour du méthaniseur. C’est logique : des fumiers ainsi que d’autres déchets sont stockés autour, soit à l’air libre, soit dans des cuves, avant d’être broyés dans le digesteur. L’avantage de la digestion : supprimer ces mauvaises odeurs. Le digestat, ce résidu qui ressort après la captation du gaz, sent bien moins fort que les fumiers ou les lisiers. Un argument de choc pour les défenseurs de la méthanisation : lors des épandages, les voisins seront bien moins incommodés. Car le digestat est utilisé comme engrais dans les champs.

« Les agriculteurs sont unanimes pour dire que c’est un excellent produit », rapportent Isabelle Forgue et Julien Party. « J’ai quasiment supprimé l’achat d’engrais chimiques », renchérit Michaël Muhlematter. Comme pour ces autres collègues, le digestat lui permet donc de réaliser des économies.

Enfin, selon les agriméthaniseurs, fertiliser leurs sols avec du digestat leur permet de mieux stocker le fumier et de mieux contrôler les périodes d’épandage. « La méthanisation est un moyen de financer des fosses de stockage pour l’hiver, la période où le fumier est le plus abondant », détaille Jean-Baptiste Devillairs. Plutôt que d’être entassés à même le sol, dans les champs, les excréments des vaches sont conservés sur les sites de méthanisation. Une partie est directement utilisée dans le méthaniseur, une autre est stockée dans des cuves, ce qui évite les infiltrations de ce potentiel polluant dans le sol. Un roulement peut ainsi s’opérer entre l’hiver et l’été. « Et on peut attendre le printemps pour épandre », conclut Jean-Baptiste Devillairs, les épandages étant en principe interdits en cas de gel, de neige ou de fortes pluies.

Les épandages, de digestat ou d’autres matières, sont en effet extrêmement réglementés. Outre les restrictions liées à la météo, ils sont également interdits à proximité de ruisseaux, d’habitations, sur certains sols… Le digestat fait donc l’objet d’un plan d’épandage, qui décrit, parcelle par parcelle, les conditions dans lesquelles les agriculteurs ont le droit de fertiliser leurs champs. À en croire certains voisins d’agriculteurs, ces plans ne sont pas toujours respectés, et ce malgré les contrôles prévus par les services administratifs. « On ne peut pas mettre un agent de l’État derrière chaque agriculteur », reconnaît Hervé Bellimaz, président de France Nature Environnement Bourgogne Franche-Comté. Quoi qu’il en soit, les dégâts potentiels du digestat font presque autant débat que ceux de n’importe quel autre engrais.

Sur ce point, le Samu de l’environnement de Bourgogne Franche-Comté mène des analyses depuis plus de trois ans sur le Territoire de Belfort. Cette association chasse les pollutions des eaux, du sol et de l’air dans notre région. Entre Sévenans et Andelnans, les étangs d’un habitant de longue date, Yves Cargnino, sont pollués. Les poissons et la végétation meurent. Selon les analyses scientifiques du Samu de l’environnement, il n’y a pas de doute sur l’origine de cette pollution : elle est agricole. Elle proviendrait du digestat issu de l’unité de méthanisation voisine. Chargé en ammonium ou encore en nitrites, cet engrais ne serait pas moins dévastateur qu’un autre sur certains sols, notamment les sols karstiques. « C’est comme un gruyère, ça s’infiltre très facilement », explique Bruno Haettel, du Samu. À la Chambre d’agriculture, on dit n’avoir pas eu vent de tels problèmes. Pourtant, Yves Cargnino et d’autres voisins ont dénoncé des épandages illégaux et des pollutions auprès des services de l’État. Une enquête est en cours, selon l’avocate du plaignant.

Manque d’analyses


Le plan d’épandage a-t-il pris en compte la présence de sols karstiques ? L’enquête publique réalisée en 2017 l’affirmait. L’agriculteur a-t-il respecté ce plan ? Quoi que montrera l’enquête, ce cas soulève certaines limites de la méthanisation à grande échelle. La quantité de digestat étant presque aussi élevée que la quantité de déchets entrant dans le méthaniseur, il faut trouver des surfaces pour l’épandre. Malgré les cuves de stockage, un mauvais dimensionnement, ou une volonté croissante de rentabilité, peut conduire à un excès de digestat… qu’il faut écouler. Sa composition même fait douter certains agronomes, et très peu d’analyses de sols sont réalisées pour évaluer les effets de celui-ci. À titre d’exemple, le projet d’Andelnans prévoyait une telle analyse… dix ans après l’implantation du méthaniseur. Pour pallier ces lacunes, Covie Jura, le collectif de lutte contre le projet Dole Biogaz, réclame un « point zéro » de l’environnement alentour avant la mise en route de l’usine pour disposer d’un point de comparaison.

« De plus en plus de comités réticents à la méthanisation se montent », regrette Sylvain Masnada, ingénieur d’affaires chez le constructeur Methalac. Pour lui, ces réticences relèvent souvent d’un manque de dialogue entre les porteurs de projet, les élus ou encore les riverains. Lors des enquêtes publiques préalables à de nouvelles installations, les arguments défavorables ne sont pas souvent pris en compte, face aux arguments adverses. Malgré un ralentissement du nombre de projets, 78 restent en cours d’instruction en Bourgogne Franche-Comté. Mais selon Isabelle Forgue, beaucoup ne verront pas le jour. L’Ademe, de son côté, souhaite « rediriger ses aides vers les plus petites installations », assure Clément Munier. De quoi permettre une méthanisation raisonnée ?

 

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